

par Bernard TALMAZAN
Parmi les techniques diverses de la gravure, la manière noire est sans doute l’une des plus exigeantes et virtuoses. Elle sollicite force physique, patience, imagination, capacité d’anticipation, précision, délicatesse et nuance. Comme toutes les techniques riches de possibilités, elle requiert de la part de l’artiste, les qualités d’un bon cavalier, capable de lâcher la bride à son imaginaire tout en le tempérant au moment opportun.

Exaltation des noirs fouillés, des clairs-obscurs subtils, elle est à la croisée du graphisme comme de la peinture et paraît presque ignorer les deux, puisque le dessin y règne en mystérieux souverain, qui répugne à se présenter publiquement et que la couleur, forcément absente, n’y laisse que la trace sensible de ses multiples nuances. Ne faut-il pas pour se risquer en elle et prétendre la maîtriser, les qualités d’un combattant, prêt à affronter quantité d’obstacles, surgis de partout et plus précisément de là où on ne les attendait pas ? Ou, pour le dire autrement : cet art, qui consiste à faire émerger des ténèbres des images qui n’en chassent pas pour autant les mystères, ne demande-t-il pas la science d’un aveugle et l’acuité d’un chat, capables d’entrer dans la nuit et d’y percevoir tout ce qui se dérobe aux voyants ?
Les grands maîtres en manière noire ont souvent fait le choix de se donner entièrement à une technique si féconde, si jalouse, si pleine qu’elle est un monde en soi, se contentant à peine d’une vie d’homme pour se laisser approcher. Bernard Minguet a suivi une autre voie, non moins rigoureuse, de la peinture à la manière noire, en passant par toutes les autres techniques de gravure et de lithographie. On pourrait n’y voir que le reflet d’un parcours professionnel, d’artiste et d’enseignant. Cependant la cohérence de la démarche est bien plus profonde. Dans tout son travail de peintre, le dessinateur et le technicien sont présents ; de même chez le graveur ayant renoncé aux séductions de la palette pour l’âpreté d’un outil se frottant au cuivre, il conserve les nuances de la peinture.
En considérant ses productions de manières noires de ces dernières années, il est frappant de constater combien semblent se résoudre en elles les difficultés et les exigences que Bernard Minguet s’inflige à lui-même, nous faisant regretter la rareté des occasions de pouvoir admirer son travail.
Avec discipline et enthousiasme, il enchaîne les plaques et nous livre, une à une, comme une série d’énigmes, ses visions.

A ce mot d’énigme je dois m’arrêter un instant. Car la raison d’être de ce texte n’est rien d’autre qu’une suite d’interrogations, dont je sais d’avance qu’elles seront à peine sondées sans être résolues. Il n’est décidément pas possible avec la manière noire de quitter une certaine obscurité.
Ces questions peuvent être énumérées simplement : pourquoi suis-je à ce point subjugué par ces images ? Quel sens leur donner, alors même qu’elles se dérobent à une lecture claire et facile ? Quels liens entretiennent-elles entre elles, puisque le temps de leur création et la régularité avec laquelle l’artiste les produit l’une après l’autre semble suggérer un lien ? Et s’il y a un ordre, quel est-il ; correspond-t-il à un projet initial, les enfants sont-ils nés avec la régularité d’un alphabet de la pensée de leur créateur ou celle-ci les a-t-elle livrés à nos yeux dans un joyeux désordre ?
Il faut dire que j’ai découvert ces œuvres d’emblée, sans en connaître la chronologie. Elles forment comme un tarot dont les combinaisons seraient multiples, un labyrinthe dont chaque exploration raconterait une autre histoire.
Ces métaphores ne suffisent même pas à rendre compte de cette complexité, puisque, à l’heure même où j’écris ces mots, Bernard Minguet continue inlassablement de bercer de nouvelles plaques et d’ajouter de nouvelles énigmes à cet ensemble.
L’œil cherche sans cesse à identifier un sujet, nous pousse de manière irrépressible à associer similitudes et différences, à ordonner les formes, à rechercher un fil conducteur parmi elles, de manière à établir des débuts d’explication. Ce regard balaye les visions nocturnes, s’accroche à un visage, une épaule, un étrange grouillement organique, qui fait surgir un corps des abysses ou l’y noie. Sur ces images le spectateur circule, revient, s’étonne et s’illumine un instant, croyant percer un mystère, qui s’évanouit aussitôt, happé par l’ombre.
On discerne d’abord trois groupes d’images, que semble seulement relier l’unité de la technique et du style : les visages, les corps et ce qu’on peut qualifier, faute de mieux, de « compositions libres », étant entendu que la liberté formelle caractérise également toutes ces gravures.

On croit ensuite reconnaître l’une ou l’autre référence : des masques breughéliens, émergeant de la brume, ont un aspect qui évoque Octave Landuyt. D’autres faces, tourmentées, sculptées dans la matière même de la nuit, rappellent la terribilità de Michel-Ange ou les guerriers hurlant de Vinci pour la bataille d’Anghiari. Certaines figures ont la grâce de l’idéal classique, d’autres la terrible présence d’une figure apotropaïque, d’un mascaron grotesque ou l’ondulation fragile d’un reflet sur les flots. Mais le regard ne peut s’arrêter à ces indices qui ne satisfont pas l’esprit et la main continue son errance sur le tarot et cherche de nouvelles combinaisons.
Les visages frappent par leur présence et l’intensité de leurs regards. Véritable séquence d’études de caractères, ils varient en expression et en nature, de la sérénité au désespoir en passant par la mélancolie. La variété des expressions semble correspondre à un nuancier des genres, qui déroulerait ses métamorphoses, des grâces d’un visage de madone jusqu’aux faces farouches et martiales en passant par une androgynie troublante.
Car ici tout est métamorphose, de la nuit au jour et du jour à la nuit, d’un élément à l’autre, de l’inertie du marbre à l’agitation d’une vie qui se cherche et se déforme. Ces faces de Gorgones, qui nous appellent d’un regard perçant et hypnotique ont la fixité du mythe, la chevelure tourmentée, grouillante (autant de vie que de poisons), la bouche figée dans un cri, les muscles tendus et l’expression révulsée que seuls donnent le plaisir ultime et les effrois de l’agonie.
De là provient sans doute la sidération éprouvée à croiser ces regards, cette attraction pour ce qui ne peut être regardé en face et fascine. Le spectateur, lui-même, ne sort pas indemne de la confrontation. Le mythe agit et la métamorphose se produit en nous également. Ces yeux sont les nôtres, ils nous font plonger dans notre propre nuit.
Et si ces images surgies des profondeurs ont le mystère d’un reflet inattendu, qui désarçonne et perturbe la lecture du monde c’est parce que cet insupportable reflet est pareil à celui du bouclier de Persée, au moment d’affronter la Méduse. Il nous rappelle qu’on ne peut plonger au fond de la chose vue qu’au travers de son simulacre. L’eau-forte devient l’épée, la matrice de cuivre poli le miroir, la manière noire notre propre nuit, qui nous aveugle.
Bernard Minguet est ce Persée, mais un Persée paisible, sans volonté de puissance, caché derrière le bouclier de sa modestie et de sa pudeur, ni l’une ni l’autre n’étant factices. Il ne s’efface que pour mieux laisser parler la nuit et ses reflets et à travers l’excellence de son travail ce n’est pas un trône qu’il brigue ou la réhabilitation d’un pouvoir quelconque ; l’oracle qui se réalise sous nos yeux rend à l’œuvre sa légitimité que les artistes lui ont trop souvent déniée. C’est elle en définitive dont le reflet survit à toutes les vanités et que le temps respecte.
B.T.
